Tu ou vous, il faut savoir

Publié le par Nguema Ndong

Tu ou vous, il faut savoir

« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir », disait Jean de La Fontaine dans Les animaux malades de la peste. Aujourd’hui, le vouvoiement semble soumis à cette logique. On ne vous l’accorde plus par respect de la bienséance et des valeurs qui régissent une société de gens courtois. Non ! On accorde plus d’importance à votre habillement et surtout à votre statut social. Celui qui se présente à une administration ou à un service vêtu dans un austère costume-crave a plus de chance qu’on le vouvoie par rapport à celui qui est en bras de chemise. Je ne parle même pas de celui qui est en t-shirt et bleu jeans. Le pire c’est quand vous n’avez pas de tête chenue ou que vous n’êtes pas ventripotent. Dans ce cas, le tutoiement vous accompagne dans votre quotidienneté. Et lorsque vous êtes loqueteux soit on vous insulte soit on vous rebute. Comme quoi, l’habit fait le moine et la civilité est devenue une valeur antédiluvienne. Drôle d’époque. Et j’ai vécu trois mésaventures — deux à mon lieu de travail et une autre chez un médecin — qui illustrent parfaitement cela.

La première situation je l’ai vécue lors de mon premier jour de travail. Je venais d’être affecté dans une école supérieure que je connaissais de nom, mais que je n’avais jamais visitée. La procédure exige que l’on aille d’abord à l’administration déposer la décision d’affection afin que l’on reçoive une prise de service. Puis, on vous envoie chez le responsable pédagogique qui vous trouve un département par rapport à votre profil. Bref ! En franchissant le portail, dudit établissement ce matin-là, je croisai un groupe d’étudiants reconnaissable à leur uniforme. J’étais vêtu, pour la circonstance, d’une veste, une chemise sans cravate, un pantalon "jet" kaki et des souliers. J’avais pris le soin d’ôter ma fidèle boucle d’oreille. Je ne voulais pas attirer l’attention dès le premier jour.

Une fois à la hauteur des jeunes gens, je leur demandai où se trouvait le bâtiment administratif. En précisant que je m’adressai particulièrement à un, sans manquer de le vouvoyer. Comme réponse à ma question, je reçus un : « Quoi, tu es venu pour le concours ? » Éberlué par une telle familiarité, je voulus lui faire la leçon, mais je m’abstins. Ainsi, je lui dis que je devais y déposer un document en urgence. De ce fait, il me l’indiqua du doigt tout en continuant à me tutoyer. Quelques semaines après, je commençai mon enseignement et un matin alors que j’étais dans une salle de classe, je vis mon irrévérencieux guide. Je l’interpelai et il s’approcha de moi. Il cachait mal sa gêne. S’il pouvait disparaître, je crois qu’il l’aurait fait. J’avais envie de rire. Ce jour, j’eus droit au vouvoiement et à un respect qui frisait l’obséquiosité. Je n’avais pas pourtant changé de style d’habillement et ma frimousse imberbe aussi ne s’était pas décatie. Mais l’étudiant estima qu’il devait me vouvoyer uniquement parce que j’étais enseignant en d’autres termes, je détenais une certaine puissance. Souvenez-vous, bien sûr, des vers de La Fontaine cités au début de ce texte.

La deuxième mésaventure s’est produite à quelques jours de la rentrée de cette année académique. Le gouvernement gabonais venait de lancer un énième recensement des agents publics. Nous devions donc pour l’occasion passer à nos lieux d’affection afin d’y récupérer des fiches à remplir. Ce matin, étant en congé, j’étais vêtu cette fois d’un jeans, des souliers et en bras de chemise quand je me présentai à l’école. Il n’y avait aucune désinvolture dans mon accoutrement. À la différence de la première fois, cette fois-ci, j’avais une nouvelle coiffure. Mon front de plus en plus dégarni présage une calvitie imminente. Par conséquent, j’arbore une coupe de cheveux ondulés. Autant que peu, je profite de mes dernières années avec une tête entièrement chevelue. De ce fait, certains me donnent souvent la vingtaine alors que je suis à l’aube de la quarantaine. Un bon vieux papa comme me le rappelle souvent une amie.    

À mon arrivée dans l’enceinte de l’établissement, je me rendis à l’administration. Là-bas, on m’orienta vers le bâtiment où je devais me rendre afin de récupérer la fameuse fiche. À l’entrée dudit édifice, je vis une file de jeunes gens qui semblaient venus eux aussi récupérer des documents, mais pour participer au concours d’entrée à notre institut. Je compris alors que cette pénitence ne me concernait pas. Je me rapprochai courtoisement des messieurs qui distribuaient ces sésames. À peine avais-je dit « Bonjour, s’il vous plaît… » qu’il me rabroua en me disant d’un ton méprisant « mets-toi dans la file ». Je n’objectai point et je rejoignis le rang que composaient deux individus. Quand arriva mon tour d’être reçu, ruminant de colère, je me tenais devant lui prêt à en découdre. Je ne lui laissai point le temps de dire mot. Je lui posai de ce fait une question : « Pourquoi me tutoyez-vous alors que je vous vouvoie ? » Comme blessé dans son ego, l’étourneau me répondit : « Quoi ? Es-tu enseignant ou étudiant ? » Cette réplique me fit perdre contenance. Je devais par conséquent châtier cette hubris qui lui faisait perdre la tête. Sans fulminer contre lui, je lui dis : « vous n’avez pas à tutoyer les gens quand ils vouvoient surtout lorsque ce sont des inconnus. Monsieur, c’est une règle élémentaire que l’on apprend au CP1. Peu importe mon statut, vous me devez du respect et cela s’appelle de la politesse. » Pendant que je le morigénais, j’entendis son voisin lui murmurer « c’est un enseignant ». Subitement, son air condescendant s’estompa et j’avais devant moi une personne plus avenante qui me demandait de l’excuser pour cet écart de conduite. Comme dans la première situation, dès que l’hurluberlu sut qui j’étais, je pris, immédiatement, barre sur lui. Cela nous renvoie à nouveau à la citation de Lafontaine susmentionnée.

La dernière et troisième mésaventure s’est produite dans un centre médical où je suis allé en consultation parce que je ressentais des douleurs thoraciques. Mû par ma perpétuelle hypocondrie, je commençais à me faire tous les scénarii catastrophes. Des maladies chroniques à des malformations, tous passaient dans ma tête. J’ignorai l’origine de ce mal. Cependant, durant les semaines précédaient les premières complications, j’avais un peu abusé avec du Jack Daniels. Il faut dire que le vendredi était devenu mon jour de débauche, comme le répète souvent quelqu’un. Mais j’avais oublié que j’ai l’alcool mauvais or, je me pensais, à cette époque, qu’une soirée sobre n’avait aucun sens. Se griser, pour moi, s’imposait comme l’unique issue pour atteindre le nirvana. Avais-je raison ? Je ne le crois pas. En tous les cas, je souffrais et je voulais que cela s’arrêtât.

Je me présentai de bon matin à ce centre médical. J’étais parmi les premières personnes sur place et je me disais que je pourrais être reçu dès l’entame des consultations. Je n’avais pas cours ce jour-là par conséquent, je me suis contenté d’un jeans, des baskets et un t-shirt qui mettaient mes tatouages en évidence. Ne sentant aucune contrainte, je gardai ma boucle d’oreille. J’avais la tête de tous les jours. Dès que je réglai les formalités administratives, une infirmière me conduisit à la salle d’attente. Là, on me remit le numéro quatre. Ce qui me convenait. De toutes les façons, je n’avais aucune autre urgence ailleurs. Je sortis donc un livre de mon sac et je commençai sa lecture. Au bout d’une bonne heure, plongé dans les feuilles du bouquin, j’entendis l’assistante du médecin appeler mon numéro.

Une fois introduit dans le cabinet, je me tenais debout face au médecin. On m’a enseigné à ne jamais m’asseoir tant que l’on ne m’a pas invité à le faire. Mon attitude énerva sans doute le toubib, car il m’intima de prendre place. Ébaudi devant un tel manque de circonspection dans sa façon de s’adresser à un patient, je m’exécutai néanmoins. Puis, il commença à me poser des questions sur l’objet de ma visite, bien sûr, il ne se privait pas de me tutoyer. Je tiens à rappeler que ce n’était pas la première fois que je faisais face ce problème dans une unité de soins. Les docteurs ont pour la plupart un déplaisir à vouvoyer les patients. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi ils désignent tous ceux qui vont les voir malades. Bref ! Je continuai donc de subir la mauvaise humeur et l’éducation bâclée de mon thérapeute qui me parlait comme si j’étais son enfant. Après quinze minutes de supplice, il me prescrit une batterie d’examens et une petite ordonnance. Puis il me donna rendez-vous une fois que j’aurai récupéré mes résultats. Je sortis de son bureau tout humilié, car je venais de me faire marcher dessus par une personne que j’avais payée afin de trouver une solution à mon problème. En prenant la direction du laboratoire, je préparais ma revanche. On devait se revoir et je n’allais pas laisser impuni un pareil affront. Je me sentais émasculé pour avoir fait montre d’une telle couardise. Même pour sa propre santé, on ne devrait jamais accepter de subir l’incivilité de qui que ce soit. J’ai toujours refuser les compromissions.

Quatre jours après ma première visite, je me retrouvais à nouveau dans cette clinique. Grâce à un contact que j’avais sur place, on m’avait tenu informé de la disponibilité de mes résultats. Je n’avais plus qu’à passer et à aller directement chez le médecin. À la différence du précédent rendez-vous, ce jour, je devais donner mon enseignement en après-midi. Ainsi, mon accoutrement différait de la fois d’avant. J’arborais un costume sombre, sans la cravate et des souliers. Néanmoins, j’avais gardé ma boucle d’oreille. Du vigile aux femmes à l’accueil, l’attitude des gens avait fortement changé. Le personnel en contact m’affichait, ce jour, un énorme sourire aux antipodes des visages austères et hostiles qui me fusillèrent la première fois que j’entrai dans leurs locaux. De même, quand on me conduisit dans la salle d’attente, je me disais que l’infirmière allait sans doute me proposer du café. Mais bon, il ne fallait pas trop rêver. Nous n’étions pas dans une clinique pour milliardaires. En tous les cas, on ne me traitait pas ce jour comme un désargenté. Je ne suis pas dupe, je savais pertinemment que toute cette sollicitude dénotait l’influence de mon accoutrement.

Après quasiment le même temps d’attente que la dernière fois, l’assistante du médecin appela mon numéro. Je m’introduisis dans le cabinet sans déroger à mon habitude d’attendre une invitation pour m’asseoir. Ce jour-là, le toubib me pria de prendre place. Je lui présentai les résultats. Le docteur impassible de la dernière fois devint subitement plus chaleureux. Il témoignait une rare promptitude à répondre à mes questions. L’ambiance était bon enfant. Toutefois, je continuais de lui donner du "vous" alors que je ne recevais que du "tu". Mais je me gardais de lui faire un quelconque reproche. Puis, il me tendit l’ordonnance. Je profitai de cet instant pour lui demander la raison pour laquelle il me tutoyait malgré le fait que je faisais le contraire. Je n’omis point de lui préciser qu’il n’y avait aucune acrimonie dans mon interrogation. Au contraire, je n’étais porté que par un besoin de comprendre les choses. Avec toute la peine du monde, le docteur me donna une réponse des plus loufoques à laquelle je pouvais attendre : « Mon frère, je vous prie de bien vouloir m’en excuser. Quand je vous vois, je me dis que vous êtes plus jeune que moi, c’est pourquoi je vous tutoie ». Par curiosité, je lui demandai son âge. En constatant que j’étais son aîné de deux ans, j’esquissai un rictus et je lui tendis ma carte d’identité. Médusé par ce qu’il vit, il fit à nouveau amende honorable. Je ne voulus point l’admonester comme je le fis avec l’hurluberlu de mon école. Nonobstant, je ne puis m’empêcher de lui rappeler que l’on ne tutoyait pas les gens selon leur âge, mais par rapport à la nature de la relation.

De ces trois expériences, je retiens que le vouvoiement que l’on nous a appris comme marqueur du respect tend à disparaître au profit d’un tutoiement généralisé qui est le reflet d’une certaine paresse. Beaucoup de personnes estiment qu’il incarne une forme de snobisme surannée. C’est sans doute la raison qui a conduit un collègue à me demander pourquoi je vouvoyais les étudiants. Je n’avais trouvé aucune pertinence à cette question. Seulement avant le temps, j’ai compris que nous sommes à l’ère de la société des potes et des copines que régit une familiarité désinvolte. Par ailleurs, nous sommes également dans une société où le respect est consécutif au statut de l’individu et où l’on accorde beaucoup d’intérêt aux oripeaux, à l’aspect physique des choses.

Appendice 

Pour finir, une petite histoire que j’ai vécue un jour alors qu’il y avait du charivari dans la salle de classe qui jouxtait celle dans laquelle je donnais un cours. J’y suis allé afin de réclamer un peu de silence, car ils nous perturbaient. Je me tenais à la porte lorsque je leur ai parlé sans avoir recours à des menaces. Curieusement, ils se sont tous tus comme dans une église. Toutefois, dans mon dos, j’entendis des voix féminines murmurer : « monsieur est encore bien hein… » Voici ce que je subis au quotient. Doit-on en rire ou pleurer ?

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