Une absence si présente

Publié le par Nguema Ndong

« Dzoghe m’ata, makoum ye boh ane wa » (dis-moi père, je veux être comme toi).

Andgo & Nguema Ndong, Dzoghe Ma, C.L.A.M.P.2.

Les hommes meurent. Le corps, on l’enterre ou on l’incinère. Pour les croyants de l’âme, celle-ci demeure dans des arrière-mondes, comme le disait Nietzsche. Pour les chrétiens, elle attend le jugement dernier au purgatoire, car deux possibilités s’offrent à elle : le paradis et l’enfer. Je ne suis pas chrétien et je ne crois pas en l’âme. Depuis quelques années, je me considère comme un matérialiste. Dans mon entendement, seul l’atome existe et la vie s’arrête après la mort. Le temps de l’être, qui s’en va, est suspendu. Son monde s’achève et on ne garde de lui que de bons ou de mauvais souvenirs. Mais il vaut mieux faire fi de tous éventuels ressentiments, ils flétrissent toute ambition saine. Pour ma part, la mémoire de mon père m’habite depuis qu’il nous a quittés en de l’an 2000. Parler de lui, me prive tout esprit critique, car c’est l’émotion qui dicte ma pensée et elle donne la clé des champs à toute subjectivité.

Lorsque mon père s’en va, je suis au crépuscule de l’adolescence. À 17 ans, on n’a pas encore une grande lecture des choses. À cet âge, on traverse une crise qui engendre un conflit perpétuel avec ceux qui incarnent l’autorité. Je n’avais pas de conflits particuliers avec mon père. En ces temps-là, je venais de tripler la classe de cinquième. Mes parents ne le comprenaient pas, car en partant du primaire, on me prédisait un secondaire exemplaire. Ni l’alcool, ni le cannabis, ni le Tramadol, ni le football encore moins les filles n’étaient responsables de mon échec scolaire. Enfant très timide, j’accusais un retard à l’école. Mon père estimait que cette timidité causait mes mauvais résultats scolaires. De peur qu’il ne m’admoneste, je le fuyais. Et cela nous éloigna malheureusement. Je craignais les jours de remise de bulletins, car je savais que j’allais encore décevoir mes parents. Mon père n’était pas homme à accepter l’insuccès. Ce que je considérai comme de l’autoritarisme, aujourd’hui, je me rends compte que ce n’était rien d’autre que de l’amour. Notre père nous traitait avec correction. Et je pensais que ma paresse était un acte de rébellion. Avec le temps, l’amertume m’envahit quand je me rappelle à ses années d’inconscience.  

Cette mort sonnait le glas d’une relation. Pour moi, je ne le reverrai plus physiquement, si ce n’est dans mes rêves. Les gens autour de moi le pleuraient et la litanie des éloges à son égard m’étonnait. Je me disais que je ne le connais peut-être pas suffisamment. Nous n’avions pas une relation fusionnelle. C’était la relation classique père et fils. Dans la culture fang, les enfants en bas âge ne sont pas dans les confidences du père. À ma naissance, le mariage de mes parents avait dix-huit ans. Et je venais en huitième position dans leur progéniture. Il avait déjà quarante-cinq ans. Aujourd’hui, on dira que c’est un vieux père. De ce fait, mon père confiait aisément certaines choses à mes aînés. Pour ma part, je me contentais des ouï-dire des uns et des autres afin de me faire une idée de cet homme. Avec ces bribes, j’imaginais sa vie. Mais était-ce une bonne façon ? Non. Un adage de chez moi dit : « il est mieux d’entendre le mvett de la bouche du diseur ». Je ne pouvais plus entendre mon père me raconter son parcours. Néanmoins, une personne qui a vécu à ses côtés pendant trente-cinq ans est encore vivante. J’ai la chance d’avoir une mère vivante et qui peut répondre à plusieurs de mes interrogations. Ntsame Nkoume Paulette, ma mère, me confia ce qui suit.

Mon père est né, en 1938, à Oyem au village Mbwéma de la tribu Odzip. Il est le troisième et le benjamin de l’union de ses parents. Son père meurt, vers 1953, durant son adolescence et sa mère quitte le village pour la Guinée Espagnole. Sa grande sœur, l’aînée, va en mariage et son grand-père est envoyé au Congo pour y étudier l’agriculture. Ses oncles prendront soin de lui, comme l’exige la tradition, car un enfant appartient avant tout à l’ensemble du clan. Mais il doit abandonner l’école pour survivre. Alors, il devient spécialiste du défrichage et de la vente de cacao pour subsister. Quelques années après, sa mère rentre de son périple et son frère aussi. Mais ce dernier est affecté à Bitam.

Las de son existence, il entreprend un voyage à la recherche d’un bonheur. Oye Meye, le frère de la femme d’un de ses oncles deviendra son compagnon d’aventure. Ce dernier est l’oncle d’un de ses cousins qui est à Port-Gentil où il travaille comme postier. Sans dire au revoir, ils vont commencer leur marche avec l’objectif d’atteindre l’île Mandji. Sur leur route, il utilisait une lampe-tempête, pour s’éclairer, et un couvre-lit pour se protéger du froid. Sa mère lui avait offert ces effets lors de son retour au village. Alors qu’ils sont au niveau de la ville de Medouneu, ils croisent un de ses cousins Obiang Essimegane. Celui-ci les embarque à bord de sa voiture pour Libreville d’où ils vont emprunter un bateau qui les conduira à leur destination finale. Arrivés à Port-Gentil, ils sont accueillis par ledit cousin — Eyaghe Obaing qui est agent à la poste. Il facilite leur embauche au sein de la structure qui l’emploie.

Postier pendant deux ans dans la ville du pétrole, il y passe le concours d’entrée à l’école vétérinaire de Ndendé. Premier du centre d’examen, il va au sud du Gabon pour sa formation et il retrouve un autre cousin, Endoumou Ovono. Au sortir de sa formation, deux ans après son entrée, il est affecté à Oyem, en 1964, en qualité d’agent vétérinaire. Ma mère m’explique qu’à cette époque, son salaire est douze mille francs CFA. On l’envoie souvent en mission dans plusieurs villages dans le dessein de conseiller les éleveurs locaux. C’est au cours de ces tournées qu’il fera la connaissance de ma mère, à Anguia. En 1965, ils se marient et, en 1966, leur premier enfant viendra au monde. L’année qui suit, on l’affecte à Mitzik, au bout de quelques mois, il revient à Oyem. En 1969, il repart dans cette ville pour une durée de six mois. En 1972, on l’envoie en stage en Israël et à son retour, il devient contrôleur d’élevage. En 1980, il est nommé secrétaire général de la préfecture du département du Haut-Ntem (Minvoul). Le 21 avril 1983, quand je vois le jour, dans cette ville, il occupe encore ce poste. Mais mes plus vieux souvenirs remontent à 1986, lorsqu’il est muté à Kango toujours dans les mêmes fonctions. Ainsi, tout ce que je retiens de lui porte sur quatorze ans. Est-ce suffisant pour connaître une personne ? Je ne saurai répondre à cette question. Toutefois, je me dis que ce parcours est digne de respect, d’admiration et d’inspiration. Aussi, je sais que toutes ces années, je ne pourrai jamais les oublier et plus je grandis, plus il me manque. Son absence devient plus présente dans ma vie. Je n’avais pas senti ce vide dès les premiers jours, mois et années qui précédèrent son départ. J’avais ma mère, mes sœurs, mes frères et oncles pour assumer certaines responsabilités. Je pensais qu’ils pouvaient combler le vide que mon père avait laissé. Je me disais que j’avais fait son deuil. Mais je me leurrais royalement. On ne fait pas le deuil d’une personne chère. Un être que la tradition nous enseigne à déifier. Avec le temps et les événements aidant, je comprends maintenant ce que signifie la perte d’un père. La première fois que je ressentis le poids ou le complexe de l’orphelin, c’était, en 2005, soit cinq ans après sa mort, le soir de la proclamation du baccalauréat.

Quand mon père meurt, ma scolarité vacille et cela brouille un peu nos rapports. Mais lorsque je vis mon nom sur la liste des admis, comme tous mes camarades admis, mon cœur plongea dans un océan d’allégresse. Les autres appelaient sans doute leur père. Quant à moi, je n’avais que mes frères, mes sœurs, mes oncles, mes tantes et ma mère. Cela ne m’affectait pas vraiment. Mais lorsque je vis le père d’un de mes amis venir lui imposer la main sur le front en guise de bénédiction. Sans crier gare, je fondis en larmes. L’allégresse qui m’habitait fit subitement place à de la tristesse qui me rappela que je ne pourrai pas bénéficier du même acte, car la mort de mon père m’en privait. Je ne pouvais plus le contenter, les autres illuminaient de plaisir les visages de leur père, je n’avais que des souvenirs et des suppositions. Je m’imaginais pris dans son étreinte en recevant des congratulations et des bénédictions. Malheureusement, je devais me résoudre à l’évidence. Le déni de réalité dans lequel je me claquemurais, depuis un lustre, ne pouvait plus m’empêcher d’accepter que le deuil d’un père ne se faisait jamais. Comme le dit quelqu’un, on ne fait pas le deuil, c’est le deuil qui nous fait. On est habité par l’absence permanente de l’être bien-aimé, car il y a des amours que même la mort ne peut effacer. Comme toute vérité, cela me laissa un goût amer. Je compris que je ne verrai plus cet homme qui visita ma classe maternelle à Medouneu, en 1988, tout en me comblant de joie et de fierté.

On venait d’arriver dans cette ville, où mon père devait occuper le poste de préfet. Il faisait une tournée des différentes écoles. En 1988, à Medouneu, il n’y en avait pas beaucoup —juste trois. La petite école maternelle située au sein de la paroisse catholique mit ses apparats des grands jours. Quand je vis mon père rentré dans la salle et que la maîtresse nous demanda de nous lever pour saluer le préfet, je restai assis. Tout souriant, mon père vint vers moi pour savoir pourquoi je refusais de me lever. Je lui répondis qu'il était mon père et que l'on se lève uniquement pour saluer des étrangers. Hilare, il me commanda gentiment de suivre les autres afin ne pas marquer la différence. Ce moment me marqua surtout par le fait de voir toutes ces personnes donner autant de respect à cet homme que je voyais tous les jours. Mes camarades de classe et même ma maîtresse se tenaient droits devant mon père. Lorsque l’on a cinq ans, une telle scène vous comble de gloire et elle vous marque à vie. Ce jour, je pris conscience du pouvoir qu’il avait et ma fierté d’être son fils devint plus grande. Je ne me considérais plus uniquement comme le fils de mon père, mais aussi celui d’une personne qui avait de l’importance. Pour un enfant de cinq ans, le fait voir une personne qui incarne l’autorité, l’enseignante, se plier devant son proche donne de la hauteur à son estime de soi. Et douze ans après, jusqu'à son décès, dans notre village, bien qu'en n'étant pas le chef, la communauté lui donnait des responsabilités analogues. Les gens lui vouaient un respect et cela nourrissait son aura.

Dans quelques mois, il fera 18 ans que mon père est mort. C’est l’âge de la majorité au Gabon. À cet âge, on estime qu’une personne est apte à prendre des décisions importantes. En ce qui me concerne, la présence de mon père grandit au fil des ans. Je n’accorde pas de l’importance au fétichisme et encore moins aux délires paranormaux, mais en tant qu’homme (sexe masculin), je constate qu’il existe des vides dans ma vie qu’aucune autre personne ne saurait combler. J’aurai beau avoir recours à des succédanés paternels, les résultats demeureront négatifs. Il ne passe pas de jour où je ne remets pas en cause plusieurs de mes choix. Je me dis que ma vie serait meilleure s’il ne trépassa pas. Sa présence m’aurait, sans aucun doute, dissuadé plusieurs décisions. Ainsi, je préfère ne pas tomber dans l’uchronie. Elle n’amplifiera que mon chagrin. Oui, ce chagrin nul ne peut l’effacer. C’est une marque indélébile. Cependant, cette absence ne freine pas mes ambitions. Au contraire, l’idée de savoir que je descends de cet homme pour qui j’avais la plus grande estime m’exige plus de responsabilité et surtout de détermination. Je sais que tous mes actes sont jugés à l’aune de Ndong Endoumou Simon Magloire. Et j’ai conscience de la responsabilité qu’implique le fait d’être le fils d’un tel homme. L’insuccès répugnait tant à cet homme. Cet homme qui avait la dilection de l’érudition. Cet homme qui incarne à mon entendement le parangon de rectitude morale. Cet homme que tant de personnes montraient de la déférence. Toute entorse à cette ligne de conduite s'apparente à un blasphème, car dans la tradition fang à laquelle j'appartiens, la sacralisation du père fait office de valeur cardinale. Il est indéfectiblement mon modèle par conséquent, je règle mon pas sur les pas de mon père, comme le film de Rémi Waterhouse.

En somme, la mort me fit porter le statut d’orphelin de père, mais elle me rapprocha de lui. Grâce à elle, je me rends compte de l’amour que je lui voue. Ce manque permanent que je ressens m’aide à mieux comprendre la vie. Surtout, il me démontre que la présence d’un père est importante pour un enfant. J’ai profité du mien pendant 17 ans. D’autres personnes ne bénéficient pas de cela. Je considère que j’appartiens à ceux qui ont de la chance. À chacune de mes réussites, je me dis que sa mémoire est honorée. Mais mon cœur chagrine du fait qu’il ne pourra jamais me témoigner sa joie de me voir réussir et le même sentiment habite chaque membre de ma fratrie. Je retiens également que la perte d’un être cher est une plaie profonde qui prend des années à se cicatriser. Chez d’autres, elle peut demeurer béante. Néanmoins, elle peut servir à la fois de combustible et de catalyseur au besoin de réussite à toute épreuve qui anime ceux qui ont connu cette souffrance. 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article